Où va-ton Papa ? Je ne sais pas mais on y va.

Voilà qui résume à peu près mon état d’esprit du moment (Pour ceux à qui le titre de cet article n’évoquerait rien, je vous invite à découvrir ce groupe). Attention, ce post s’annonce complètement décousu.

Les attentats de la semaine dernière ont fait l’objet d’une comparaison avec ceux du 11 septembre 2001 ; on pointe déjà que c’est exagéré, pas le même nombre de morts etc… je pense malgré tout que le traumatisme engendré est effectivement comparable, même si les éléments quantifiables ne sont pas dans la même mesure. Dit-on à des parents ayant perdu leur enfant qu’ils sont moins malheureux que ces autres en ayant perdu deux ? Merde, je crois bien qu’il y a des gens assez cons pour le dire (à vrai dire j’ai déjà entendu quelque chose de très similaire).

Je me souviens comment j’avais appris la survenue des attentats du 11/09 : une copine était venue nous rejoindre, une amie et moi, en nous demandant d’une voix blanche « vous avez vu les infos ? y’a eu un attentat aux États-Unis ! ». Je me rappelle avoir d’abord pensé « bon OK, un attentat, c’est triste, mais il y en a tous les quatre matins aux infos, pourquoi se met-elle dans un tel état ? » ; puis en voyant les images à la télévision, j’ai partagé son émotion. Je pense que je me rappellerai aussi longtemps du moment où l’annonce de l’attentat contre Charlie Hebdo a fait irruption dans mon cerveau. Mercredi, après avoir discuté longuement avec une collègue d’un problème de « ressources humaines », je vais acheter mon déjeuner sur le coup de midi. Comme d’habitude, de retour dans mon bureau, je consulte les sites des journaux locaux. Mais d’habitude, les titres sont à base de « telle personnalité politique a dit/fait telle chose », « séisme/tsunami/sécheresse à l’autre bout du monde » ,  « la mairie de Trifouillies-les-Oies fête le départ en retraite de René », « Insolite : un lapin a tué un chasseur ». Alors que là, le premier titre provoque une déconnexion neuronale. Quoi ? Attentat, morts, Charlie Hebdo ? Comment tout ça peut-il tenir dans une seule phrase ? Je connais très peu Charlie Hebdo ; le nom m’évoque un journal d’humour, des dessins qui piquent, je me souviens vaguement d’une polémique sur certaines de leurs publications mais sans plus. Des types ont vraiment tué 12 personnes pour des dessins ??? C’est irréel. Je passe d’un journal à un autre, cherchant un brin d’explication, quelque chose qui donne un vague sens à ce crime… mais finalement il y a très peu d’information, je relis les mêmes phrases sur 20 sites, sans mieux comprendre. Certains media montrent les unes polémiques de Charlie ; certaines me font rire, je trouve d’autres de mauvais goût mais… des gens ont été assassinés pour ça ??? Je suis sonnée. J’essaie de me représenter la scène, sans y parvenir.

En rentrant à la maison, j’apprends la nouvelle à mon mari ; en voyant les noms des morts, il me rappelle que Cabu, c’est le type qui caricaturait Dorothée dans les années 80. P*tain, on a massacré le type qui faisait ça :
dorothée
Il n’y a aucun sens à trouver à ça… dans la même journée, une policière a été tuée dans un autre attentat, et les tireurs courent toujours. Jeudi, une mosquée de ma ville est attaquée : les cons n’ont pas perdu de temps pour trouver un bouc-émissaire. Vendredi matin, j’apprends par ma boulangère qu’une prise d’otages est en cours vers la Porte de Vincennes. Je me remémore mon plan de Paris : non, pas de raison que ma sœur se promène dans ce secteur. Je l’appelle quand même pour être rassurée.

 

Depuis mercredi, je lis. Les articles de presse, qui se ressemblent tous, les infos qui circulent sur Twitter et Facebook. Dans les témoignages divers, je cherche à la fois des pistes pour comprendre les éléments, et pour analyser mes propres sentiments.

Je vois des gens s’insurger parce « les gens s’indignent pour ces morts-là parce qu’ils étaient célèbres, alors qu’ils s’en foutent des Africains qui crèvent de faim toute l’année ». J’ai envie de leur demander si la mort de mon grand-père les touche autant que le décès du leur. Parce que c’est de ça qu’il est question : d’une part, un assassinat marque plus les esprits qu’une famine, parce qu’il est le fruit de la haine – quelqu’un a froidement décidé que telle personne n’avait plus le droit de vivre – alors qu’une famine a des causes multiples (météo qui nous fait penser « qu’on y peut rien », mais il est vrai aussi que la politique menée par les États pourraient en diminuer l’impact… or l’État, c’est nous). D’autre part, toutes choses égales par ailleurs, on sera plus touché par la mort d’une personne qui nous est proche que par celle d’un inconnu. Les dessinateurs de Charlie Hebdo, je les connaissais. Non évidemment, pas personnellement. Mais j’ai eu entre les mains quelques exemplaires du magazine, j’ai vu à de nombreuses reprises leurs caricatures dans divers media (même si je ne les raccrochais pas toujours à l’entité Charlie Hebdo).

Donc oui, l’assassinat de figures emblématiques du journal, d’employés, de policiers avec eux, me touche profondément, plus que l’annonce de nouveaux morts dans des pays que je ne situe qu’approximativement sur le globe ; suis-je un monstre pour autant ?

 

Dès mercredi, j’ai vu apparaître le logo « Je suis Charlie » sur les réseaux sociaux. Dans l’émotion première, j’ai été tentée de le reprendre également, mais finalement je ne l’ai pas fait. Je comprends l’idée de propager un symbole pour nous montrer mutuellement que nous sommes touchés, dire aux autres « moi aussi, je souffre, tu n’es pas seul, rapprochons-nous ». Mais ce slogan me met mal à l’aise ; je ne le comprends tout simplement pas. J’aurais pu partager « Charlie me manque déjà » ou un plus optimiste « Charlie est toujours là », mais comment pourrais-je afficher « je suis Charlie » alors que ça fait des années que je n’ai pas eu un exemplaire de ce journal entre les mains, et que j’ai seulement apprécié des rencontres épisodiques via d’autres media qui en parlaient ? Non vraiment, cette phrase ne me correspond pas. J’ai lu plusieurs articles listant des raisons de ne pas afficher ce « Je suis Charlie », j’en ai surtout retenu deux choses :

  • se fondre tous dans une seule identité, ça a un côté mouton aux antipodes de l’esprit de Charlie Hebdo
  • être touché par ce drame ne signifie pas qu’on approuve tout ce qui était publié dans Charlie Hebdo, et quand on est en désaccord avec leurs publications, il me semble logique de ne pas afficher « je suis Charlie ». J’ai vu passer une image sur Twitter ironisant sur la sortie du prochain numéro « mercredi, 1 million de personnes vont découvrir ce qu’était Charlie »  : je pense que c’est assez vrai, et qu’avant de clamer sa proximité avec quelqu’un, il vaut mieux prendre le temps de le connaître un minimum.

 

Dimanche, des millions de gens sont sortis dans la rue pour… diverses raisons.

  • La première me semble-t-il, c’est un besoin de consolation, d’amour, une envie de montrer aux familles et aux proches des victimes que nous partageons tous un peu leur deuil (même si ça leur fait une belle jambe), une envie de montrer que l’humanité n’est pas complètement pourrie.
  • Une autre, qui me semble un peu bravache, c’est de dire « non, vous ne nous faites pas peur ». Bon comment dire… je suis peut-être particulièrement lâche hein, après tout je ne suis qu’une petite Moineau, mais moi, si, j’ai peur. Bien sûr, il est extrêmement peu probable que des terroristes se radinent dans ma campagne. Par contre, en allant bosser, je peux me retrouver prise dans une agression, comme je crains malheureusement qu’elles risquent de fleurir ces jours-ci : une mosquée a déjà été attaquée dans ma ville, et je travaille face à une synagogue. Un certain nombre de mes concitoyens confondant allègrement musulman et terroriste, je ne peux pas dire que je me sente hyper à l’aise en prenant les transports en commun (si un connard agresse une femme voilée, oserai-je intervenir ? si oui, passerai-je par la case hôpital ensuite ?). Voir des militaires armés en face de mon lieu de travail ne me met pas franchement à l’aise non plus : si agression il y a et qu’une fusillade éclate… faut « juste » pas être là au mauvais moment.
  • Une autre encore… c’est la politique. Quoi de mieux pour remonter sa cote de popularité que de se montrer au peuple avec un air profondément affligé ? Les charognards sont là. Oh je ne dis pas que les événements de ces derniers jours ne les ont pas émus à titre personnel : jusqu’à preuve du contraire, ils sont humains. Mais chaque parole prononcée en public est réfléchie, pesée, formulée pour montrer que « je suis encore plus Charlie que les autres – votez pour moi ». Cette surenchère me donne la nausée.

 

Alors, où va-t-on ?

Je suis assez vieille pour avoir des souvenirs des attentats de 1995. Je me souviens avoir ressenti un peu d’inquiétude (surtout parce que j’avais de la famille en région parisienne), sans plus. Dans ma campagne reculée, les barrières mises en place devant notre collège au nom de Vigipirate nous faisaient plutôt rire. Au bout de quelques mois, j’ai complètement oublié l’existence d’une menace terroriste. Elle n’a pas disparu : mais c’est le principe même du terrorisme qui fait qu’on a soudainement très peur après un premier attentat, puis que cette peur diminue au fil du temps. Statistiquement, le risque pour moi d’être prise dans un attentat demain est le même qu’il y a une semaine. Mais aujourd’hui j’ai peur, parce qu’on m’a rappelé que cette menace existait (et aussi comme dit plus haut, parce que ces événements soufflent sur les braises d’une société fissurée, et que si le risque terroriste n’a pas changé, le risque d’agression anti-musulman / anti-juif / anti-immigré a par contre nettement augmenté).

Je me sens fatiguée. J’ai été élevée dans l’amour de mon prochain même s’il est con. Ma famille est blanche et noire, catholique et juive… j’ai côtoyé et apprécié des gens issus de l’immigration, certains dont j’ai su presque par hasard qu’ils étaient musulmans… tout simplement parce qu’ils n’en faisaient pas étalage. C’est tellement simple de considérer l’autre en tant qu’humain, au lieu de le regarder avec soupçon parce qu’il est jaune ou noir ou bleu à pois verts… pourquoi est-ce que tant de gens en sont incapables ? Est-ce que les générations qui nous suivent verront la paix progresser ? Parfois j’y crois. Mais pas aujourd’hui.

11 réflexions sur “Où va-ton Papa ? Je ne sais pas mais on y va.

  1. L’avenir nous le dira comme on dit… On garde espoir avant tout : et on agit au quotidien pour que chacun ait la même place que soit même !
    PS : à mon avis, les références à l’Afrique ne sont pas sur les famines (qui n’existent d’ailleurs plus au sens d’avant, mais sont liées fortement aux guerres et conflits), mais sur ces mêmes actes terroristes, car oui de la syrie au nigéria, en passant par le soudan, des fanatiques tuent leurs voisins d’hier et du jour… Et en effet, peu importe le lieu, um mort est un mort, il n’y a pas de comparaison ou de surenchère à faire, ce serait d’un glauquissime… Par contre, en regardant en face tous ceux qui meurent sous le joug du terrorisme actuel, c’est bien au delà de nos frontières qu’il faut agir, s’entraider, …
    On garde espoir ! Il le faut !!! Même si tout comme toi je suis bien dubitative…
    Des bises

    • Dans certaines discussions, même si en premier lieu le terrorisme d’ailleurs était évoqué, ou les régimes totalitaires, j’ai aussi vu des références aux « enfants qui meurent de faim » ou aux « sdf qui meurent de froid chez nous ». Avec des accusations de « ça ne vous fait ni chaud ni froid alors qu’ils sont bien plus nombreux », alors que la personne ne peut absolument pas savoir si ça nous touche en temps ordinaire ou non, elle s’adresse peut-être sans le savoir à des gens qui font du bénévolat dans des associations etc. Ce discours « vous ne vous émouvez pas pour les bonnes choses » m’énerve prodigieusement ; c’est déjà une grosse faille dans l’apparente unité de ces derniers jours.

      • C’est surtout très très idiot de faire un genre de hierarchisation des malheurs. Un drame est un drame, « point ». T’es courageuse de lire les com’… J’en ai lu 4-5 hier vis à vis de the declaration à prejugés de l’ex president et j’ai vite fermé la page, dur dur de lire les com’. Bises

      • Très joli billet, qui me parle beaucoup car j’ai tout ressenti comme toi, je ne connaissais pas trop le journal, etc…
        J’ai été très choquée par ce drame, et je me suis sentie très mal ces jours là, je pense d’ailleurs que mon loulou l’a senti car il n’a jamais autant pleuré que mercredi et jeudi.
        Je reprends les mots de Bounty concernant l’Afrique.
        Ce midi, j’ai encore regardé le JT, et je trouve affligeant qu’ils fassent l’apologie de l’esprit anti terroriste français et qu’il n’y ait jamais un mot pour le reste du monde. Mercredi dernier, ce fameux 7 juillet était le jour du pire massacre jamais perpétué par le groupe terroriste Islamiste Boko Haram au Nigéria. Des milliers de morts, 16 villages brûlés, une catastrophe. Et personne ou presque n’en parle, c’est fou! Bref, je ne vais pas dire que nous on a eu que 17 morts, tout ça, car il n’y a pas de hiérarchisation de la souffrance, et j’ai été vraiment atteinte comme tous par cette tragédie, mais je trouve cela un peu indécent d’avoir 50 chefs d’état « pour ça », et que personne n’évoque le pire massacre islmamiste de tous les temps arrivé le même jour …
        Bisous

  2. Je comprends ton hesitation sur la phrase « je suis Charlie ». Mais pour moi, cette phrase signifie simplement qu’en visant Charlie, c’est moi aussi qu’ils visent. En visant un juif, c’est moi aussi qu’ils visent. Je suis Juif. En brulant une mosquée c’est moi aussi qu’ils visent. Je suis Musulman. Pourtant je suis athée (c’est desesperant d’ailleurs) et je ne suis pas abonnée à Charlie Hebdo. Je suis plus canard enchaîné, mais chacun ses goûts. Mais ce qui est attaqué, c’est ce qu’est la France, du moins ce qu’on aimerait tous qu’elle soit : un pays libre où chacun peut écrire, dessiner, et avoir la religion qu’il souhaite. Les dessinateurs de Charlie ne visaient pas à être consensuels. Et ils n’auraient sans doute pas aimer que Charlie Hebdo, subitement, soit un symbole. Ce journal est tout sauf un papier destiné à se vendre en caressant dans le sens du poil les uns ou les autres. Sur leur nuage, Cabu et les autres ont dû se marrer de nous voir applaudir la police avec « je suis Charlie » en banderole. Applaudir les forces de l’ordre, l’autorité, ce n’est pas du tout l’esprit Charlie qui se moquait en permanence des crs, dans un esprit 68ard.
    Bref, je crois que c’est pour ça que cette formule « je suis Charlie » a fait mouche, alors même que beaucoup n’ont jamais lu ce journal qui n’est pas le leur. Mais c’est vrai que c’est très paradoxal. Beaucoup iront l’acheter mercredi, ne serait-ce que pour aider le journal à se financer à l’avenir pour rester dans le paysage.
    Et ensuite ? Il restera des slogans, celui-là a bien fonctionné. Mais c’est notre job, la liberté et la fraternité. Pas celui des politiques, le nôtre, et au quotidien. J’ai du mal à penser que les élus puissent régler tous les problèmes, surtout dans un monde devenu si compliqué. Je crois plus dans la reaction des citoyens, avec des initiatives dépolitisées, qui partent du terrain. On verra…
    Merci pour ton post, il fait réfléchir.

    • Je crois que j’aurais pu reprendre le « Je suis Charlie » si j’avais eu dès le départ une explication sur ce qui était entendu par la/les personne(s) qui l’ont lancé (mais peut-on identifier UNE personne derrière cette idée ?). Par contre, il est évident pour moi d’acheter Charlie demain, mais je vois ça surtout comme une petite contribution pour ceux qui restent (parce qu’il faut penser aussi à ceux qui heureusement ne sont pas morts, et à qui il faut beaucoup de courage pour continuer).

      • Pareil, on ira l’acheter demain, juste pour leur dire: continuez, ils ne doivent pas vous faire taire ! Même si c’est dur. Ces gens ont beaucoup de courage. Ils en avaient déjà avant les attentats (peu de journaux osaient des dessins sur la religion et sur toutes les religions, à égalité), et je trouve qu’ils en ont beaucoup aujourd’hui, après un tel drame.
        Allez, bisous, et gardons le sourire, malgré tout.

  3. Je trouve ton article très vrai. Moi-même je n’ai pas adhéré au slogan et à la généralisation du logo en guise de photo de profil Facebook.
    Je ne me sens pas incluse dans cette phrase, je ne me sens pas « Charlie ». D’une part parce que je ne connaissait pas ce journal autrement que de réputation (houleuse), mais aussi parce que cette phrase n’inclus pas tout le monde, ni les flics, les juifs, ni les anonymes, ni les musulmans qui seront à coup sur impactés eux aussi. Ce slogan aurait pu être très bon s’il n’y avait eu que le 7 Janvier (et encore, que faire alors de l’agent de maintenance qui ne faisait pas parti de la rédaction). Mais il y a aussi eu le 8 et le 9 avec leur lot de crimes. Alors non, je suis la France touchée, je suis la France debout, je suis la France libre si on veux, mais je n’arrive pas à me dire que je suis Charlie.

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